Il y a vingt-quatre ans; je suis née au coeur d'un étrange paradis, un paradis guidé par l'inexorable machine que l'on désigne par le nom de ''Destin''. Le Destin est une roue qui tournera sans cesse, une immuable mécanique cadencée, qui chaque jour nous entraine dans sa danse.
Une danse de vie et de mort.
Une danse que chacun se doit un jour de danser...
Ce Destin m'avait offert, de toute sa bonne fortune, une aisance et un cocon confortable pour mon enfance. Nous vivions près de la frontière, au coeur d'une ville nohrienne prospère; mais l'irrévocable destin, a eu tôt emporté avec lui dans son éternelle danse mes géniteurs lors de mon septième anniversaire.
Mais la lune ne cesse de briller lorsque quelqu'un meurt. Le ciel ne chante pas notre funeste présent, et, finalement, les étoiles n'ont jamais osé nous regarder dans notre infortune.
Le Destin offre, mais prend également; et face à cette réalité, à sept ans, j'ai laissé le chagrin embrasser mes joues par ces larmes glacées.
"Si de l'or vient à couler de tes yeux,
Et que ton chagrin nage jusqu'aux cieux,
Ton sourire, lui, ne doit être éphémère,
Alors ne transforme pas cet or en mer."
C'étaient là les paroles de mon frère ainé, mon unique frère, ainsi que ma dernière famille. Il souriait. Nul or n'avait dévalé en avalanche son visage lors de cet enterrement, et ces paroles-ci s'étaient dès lors gravées en moi. Je me souviens que mon frère avait un don sans pareil pour trouver les mots qu'il fallait, pour toucher les coeurs et les âmes. Et plus encore, il osait chanter aux hommes le sort que leur réservait le Destin, il racontait mésaventure de telle sorte que chaque mot avait la force d'une flèche aiguisée. Il était fort, mentalement.
Il avait ainsi séché les larmes de mon visage, mais également pansé les plaies de mon âme.
Je l'adorais.
C'était un barde et un poète hors normes, il n'était pas réputé dans tout le pays voir au-delà pour rien.
Je voulais être comme lui.
Acceptant mon rêve de suivre sa voie avec sourire et amusement, et comme les moyens nous le permettaient amplement, mon frère me paya d'excellents cours de chant et de poésie, ainsi que d'enseignement de littérature et d'art. Et chaque jour, je m'y rendais avec alacrité, délaissant l'étreinte de la tristesse, qui disparaissait jours après jours. La solitude et le sentiment d'abandon avaient finalement été effacés par le temps et la joie qui nous comblaient tout deux avec mon frère; et le temps s'écoulait comme une rivière tranquille et limpide.
Mais le Destin se rit de nos allégresses ainsi que de nos sourires lorsque les anges pleurent, il toisait l'humanité et sa nature destructrice, car après tout l'humanité est un prédateur à elle-même. Elle se déchirait de l'intérieur, était rongée de ses entrailles, et se détruit seule encore; elle fait naître la guerre et fait couler le sang. L'irrévocable Destin, eût tôt recommencé de prendre après avoir donné; comme si après tout lui aussi respectait la loi fondamentale de l'échange équivalent.
Chaque jour, dans sa danse il nous emporte;
Face à lui, nous ne voyons d'autres portes:
Le Destin est une roue qui tournera sans cesse,
Un refrain déchu aux indolentes promesses.
Il y a neuf ans; la nuit avait enveloppé de son voile tristement obscur notre berceau qui s'était doucement endormi; cette ville que nous avions tant chérie, et qui nageait dans le silence nocturne. L'air était d'une lourdeur égalant celle du plomb, et le ciel était d'un noir profond.
Mais enfin, la plénitude du silence se déchira.
Tout fût si bref.
Tout fût si chaotique.
Alors que Morphée m'avait emmenée sur ses terres de rêves et songes, le feu grandissait, et le plafond s’effondra. Le réveil fût brutal, et l'incompréhension la plus totale.
Mes vains appels s’étouffaient, les flammes de l'incendie me brûlaient à chaque pas alors que je courais, et ma vue succombait peu à peu à un frimas sombre et douloureux.
Ma fuite semblait être une morne valse; cette fois encore je dansais avec le Destin, au sein des décombres et des cendres.
Sortir vivante de ces ruines ardentes m'avait semblé être un miracle; ainsi pensais-je que l'horreur se terminerait là. Mais mes pas hésitants et vacillants butèrent contre quelque chose qui gisait apparemment sur le sol; je m'accroupis et tâtai alors à la rencontre de cette chose à mes pieds, dans ce noir infini.
Des traits humains de dessinaient au toucher de mes mains frivoles; et l'odeur de chaire calcinée me souleva le coeur.
Nero, mon frère.
Mais la lune ne pleure pas quand quelqu'un meurt.
Le soleil ne cesse pas sa trajectoire céleste lorsque des des villages entiers sont rasés.
Le ciel ne chante pas notre funeste destin, et finalement, les étoiles n'ont jamais osé nous regarder dans notre infortune.
Ses mots me revinrent tel une mélodie fantôme me hantant...
Si de l'or vient à couler de tes yeux,
Et que ton chagrin nage jusqu'aux cieux,
Ton sourire, lui, ne doit être éphémère,
Alors ne transforme pas cet or en mer.
Autour de moi pourtant, le temps semblait s'arrêter.
Autour de moi pourtant, la terreur grandissait.
Je ne pu m'empêcher de pleurer.
Des larmes au rire, face à la cruelle réalité, je me mis à chanter cette mésaventure, telle une prière visant à évincer le Divin, déchirant coeurs et terres, déchainant cieux et mers.
"De son voile tristement obscur,
Dame Nuit avait enveloppé,
Cette terre aujourd'hui désertée,
Dont nul ne peut entendre murmures.
Mais tu sais qu'habituellement,
Seule la lune montre sa lumière.
Et pour ton simple rire amer,
Son rival fût cet embrasement.
Les fleurs ardentes, bien qu'éphémères,
Chaleureuses et graciles, dansaient
De toute leur sensualité,
Léchant le sol, caressant l'air.
Si beau spectacle abandonnait
Tremblante ombre, seule et démunie,
Tel étrange fantôme oublié:
Celle dont tu as tout prit cette nuit.
Elle dont les yeux ne verraient plus,
Par feu et gaz rendus muets,
Par le noir infini bercés;
Crie, âme et yeux vides et déchus.
Irrévocable Destin, cruel,
Impromptu, arrachant nos ailes,
Ris, toi qui abrèges nos vies,
Ris donc, Destin de mépris.
Vois, perfide Destin, comment va
Ce monde perdu qui t'obéit,
Se fanant pour ta moindre envie,
Ignorant l'aveugle que voilà."
Au coeur de l'ombre et des cendres, mon chant était accompagné par la cadence rythmée des pas affolés de ceux qui tentaient de fuir, le vacarme délivré par les séries d’explosions qui éventraient la ville, l’âcre odeur du soufre et du sang qui régnait en maître : ce tout était dirigé dans une étrange symphonie désaccordée.
Au coeur de l'ombre et des cendres, le Destin m'avait dérisoirement abandonnée au coeur de l'ultime preuve que la folie humaine n'était que trop forte, au coeur de l'ultime preuve que l'éternelle guerre entre Nhor et Hoshido n'amenait que haine et sang.
Mais malgré cela, le destin n'en avait pas terminé avec moi.
Tout autour de moi, les grondements étaient d'une puissance plus grande que ceux des orages estivaux; les cris se taisaient peu-à-peu, et autour de moi, sous une pluie naissante, tout finissait par se taire.
J'ouvris les yeux; mais les couleurs ainsi que la lumière du jour dont étais-je tant éprise autrefois restaient éteintes, me laissant dans un monde obscur. Je ne sus que le soleil levant était né à l'horizon que lorsque, malgré la brise, une douce chaleur me caressa la peau, et que le mélodieux sifflement des oiseaux chantèrent le levé du jour.
Je me réveillais lentement, encore engourdie par le sommeil mais également par la faim.
Finalement, mes mains cherchaient à toucher tout ce qui m'entourait, lorsqu'elles rencontrèrent enfin l'écorce humide de l'arbre qui m'avait cajolée le restant de cette bouleversante nuit, je m'appuyais contre lui dans l'espoir de me relever.
Ainsi debout, tremblotante, je sentais sous mes pieds la terre meuble recouverte d'une herbe fraiche et arrosée par une légère rosée matinale, sans pourtant les voir; cette sensation me fit frissonner. Ce n'est qu'après quelques dizaines de pas hésitants dans cet infini noir, qui pourtant recelait de maintes informations, que je finis par m'habituer à percevoir autrement que par mes yeux.
Sous mes pieds nus, je sentais le paysage défiler, changer: la terre devenait tantôt graviers, tantôt végétations diverses ou encore tourbe et boue. J'ai rencontré froideur hivernale comme chaleur estivale, j'ai connu sables et montagnes. J'entendais des chants si divers d'insectes ou d'oiseaux; je sentais les différentes odeurs qu'elles soient de forêt ou de champs; je découvrais finalement plus de ce qui m'entourait grâce à tout cela qu'aurais-je pu connaître par la portée de mon regard; tous ces sens ne sauraient tromper comme le ferait l'apparence. Le monde semblait tellement plus beau et intéressant, tant de choses méritaient d'être senties, touchées ou écoutées; tant de choses méritaient d'être chantées, embellies par la parole de l'Homme. L'errance faisait la nouvelle vie de l'égarée qu'étais-je devenue, riche de nouveautés; et le voyage commençait vraiment.
Mais même si voyager restait une riche expérience, il m'était ainsi impossible de connaître mon chemin, ni même ma destination, et la faim et la soif étaient mes principaux problèmes, et plus d'une fois, avais-je manqué d'y laisser la vie, il me fallait passer par les villages ou demander de l'aide dès que l'occasion se présentait. Je quémandais alors à des voyageurs ou des paysans que croisais-je parfois, une quelconque aide ou information qui puisse s'avérer être utile pour m'abriter ou me rassasier. Et si tous ne furent généreux, il arrivait que certains d'entre eux me renseignent sur le lieu où étais-je, qu'ils m'offrent des vivres ou une nuit au chaud, et même parfois, certains me conduisaient jusqu'à la ville prochaine et m'aidaient pour un bout de chemin. Parmis ces innombrables personnes , une voyageuse hoshidienne que j'avais ainsi rencontré, m'avait laissé son vieux chien, Noël, afin de ne plus m'égarer et de pouvoir voyager plus sûrement. Nhoriens ou Hoshidien, je compris alors que le pays ne faisait pas le coeur de ces personnes qui m'ont aidée, et que des deux cotés, la guerre meurtrissait terres et âmes. Le visage de chacun me restera à jamais inconnu, mais je chanterai leur bonté à qui voudra l'entendre...
Ces jours passés sur les routes, où l'aide de ces gens qui par compassion ou par pure gentillesse m'avait évité d'être laissée pour morte au milieu d'une forêt lointaine ou au coeur d'un champs abandonné, devinrent des semaines. Puis des mois. Puis les mois devinrent des années. Le Destin m'avait accordé une nouvelle chance, une nouvelle vie; et je devais faire face aux difficultés de mon odyssée et l'apprécier telle qu'elle était. Je m'habituais à la seule compagnie de mon chien, à la presque-misère, et à la vie nomade. J'allais, je partais, sur les routes et à travers villes et villages. Je pris goût au voyage, aux rencontes nouvelles. Et partout où allais-je lors de ce long périple, je m'arrêtais à chaque auberge, à chaque place, afin de chanter les beautés du monde que je découvrais, mais aussi le sort des Hommes accablés par le Destin.
Ainsi étais-je devenue une véritable bardesse itinérante, comme en rêvais-je étant enfant. Le Destin m'avait prit un coût pour la réalisation de ce rêve, et je ne savais si ce prix en valait véritablement la peine, mais j'avais pu choisir ma propre voie, et sur les routes, j'étais heureuse de chanter, d'être loin de la guerre, et surtout d'être libre.